Tocqueville

Alexis de Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution, 1856


Livre troisième, chapitre 3 : Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir les libertés
Lisez le Code de la Nature par Morelly, vous y trouverez, avec toutes les doctrines des économistes sur la toute-puissance de l'État et sur ses droits illimités, plusieurs des théories politiques qui ont le plus effrayé la France dans ces derniers temps, et que nous nous figurions avoir vues naître : la communauté de biens, le droit au travail, l'égalité absolue, l'uniformité en toutes choses, la régularité mécanique dans tous les mouvements des individus, la tyrannie réglementaire et l'absorption complète de la personnalité des citoyens dans le corps social.

" Rien dans la société n'appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, dit l'article 1er de ce Code. La propriété est détestable, et celui qui tentera de la rétablir sera renfermé pour toute sa vie, comme un fou furieux et ennemi de l'humanité. Chaque citoyen sera sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public, dit l'article 2. Toutes les productions seront amassées dans des magasins publics, pour être distribuées à tous les citoyens et servir aux besoins de leur vie. Les villes seront bâties sur le même plan; tous les édifices à l'usage des particuliers seront semblables. A cinq ans tous les enfants seront enlevés à leur famille et élevés en commun, aux frais de l'État, d'une façon uniforme. " Ce livre vous paraît écrit d'hier : il date de cent ans ; il paraissait en 1755, dans le même temps que Quesnay fondait son école : tant il est vrai que la centralisation et le socialisme sont des produits du même sol ; ils sont, relativement l'un à l'autre, ce que le fruit cultivé est au sauvageon.

(...)
Vers 1750, la nation tout entière ne se fût pas montrée plus exigeante en fait de liberté politique que les économistes eux-mêmes ; elle en avait perdu le goût, et jusqu'à l'idée, en en perdant l'usage. Elle souhaitait des réformes plus que des droits, et, s'il ne se fût trouvé alors sur le trône un prince de la taille et de l'humeur du grand Frédéric, je ne doute point qu'il n'eût accompli dans la société et dans le gouvernement plusieurs des plus grands changements que la Révolution y a faits, non seulement sans perdre sa couronne, mais en augmentant beaucoup son pouvoir. On assure que l'un des  plus habiles ministres qu'ait eus Louis XV, M. de Machault, entrevit cette idée et l'indiqua à son maître; mais de telles entreprises ne se conseillent point : on n'est propre à les accomplir que quand on a été capable de les concevoir.


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